22/08/2014
Bernanos 1944 : Paris libéré... et l'avenir de la France
''En l'état présent du monde, nous préférons mille fois pour notre pays la fureur – ou le désespoir même – à l'apathie et à la complaisance, la flamme à la boue'' :
<< ...Paris est définitivement libéré de l'ennemi. A chaque instant du jour cette pensée hante nos coeurs, et jusque dans le sommeil elle monte des profondeurs de notre conscience. […] La joie est oublieuse, et nous ne voulons pas oublier. Chaque homme de ma génération doit garder, quoi qu'il arrive, le souvenir de l'opprobre subi quatre ans par sa ville, car la honte en a rejailli sur nous tous, nous serons tous responsables de cette honte devant l'Histoire, c'est-à-dire devant les générations à venir. Oh ! Je sais bien que de telles paroles paraîtront beaucoup trop dures à certains Français, qui pensent paisiblement que leur médiocrité leur confère un privilège analogue à celui que les tribunaux reconnaissent à l'enfance : celui de l'irresponsabilité. Que nous importe l'opinion de ces imbéciles* ? Nous ne nous jugeons quitte de rien. À l'énormité de l'épreuve subie par notre pays, nous mesurons de mieux en mieux l'étendue de nos devoirs envers lui, des réparations et des services qu'il aura demain le droit d'exiger de nous. […] La France n'a plus les moyens ni le pouvoir d'imposer sa voix au monde, de couvrir d'autres voix plus puissantes que la sienne, chacun de nous, si humble qu'il soit, peut donc essayer de lui prêter la sienne. Je voudrais essayer de parler en son nom, d'exprimer quelque chose de ce qu'elle sent aujourd'hui. Amis de la France, notre pays ne saurait entrer demain dans la Victoire comme il y est entré le 11 novembre 1918. Il pense aux immenses devoirs que lui impose cette liberté recouvrée. Ou plutôt cette liberté restituée, cette liberté rendue. Car, au risque de scandaliser un petit nombre d'imbéciles*, j'écrirai une fois de plus ce que je pense. L'inestimable service rendu par le général de Gaulle a été de maintenir la France dans la guerre. La trahison du Maréchal ne lui a pas permis de la maintenir dans la liberté. La liberté de 1944, comme la monarchie de 1814, rentre chez nous derrière les baïonnettes étrangères. […] Les victoires de Patton et de Montgomery n'effacent pas l'armistice [de 1940]. Il ne s'agit pas d'expier cette honte selon la formule de Vichy, qui prétendait réhabiliter la France par l'humiliation et la servitude. Il ne s'agit pas d'expier la honte, il s'agit de la réparer, de la réparer dans le sacrifice et la grandeur. Dans la grandeur et dans le risque. Dans la grandeur la plus pure. Dans le risque total. La Révolution est ce risque. […] Nous paierons vraisemblablement de notre sang des sottises, des erreurs et des crimes que nous avons dénoncés et flétris. Qu'importe ! En l'état présent du monde, nous préférons mille fois pour notre pays la fureur – ou le désespoir même – à l'apathie et à la complaisance, la flamme à la boue. Des épreuves qui nous attendent, on ne peut sortir qu'en Dieu, cela devrait suffire à raffermir nos coeurs. Comme je l'ai écrit déjà, au bout de la nuit, on retrouve une autre aurore. >>
(Le Chemin de la Croix-des-Âmes, 1944)
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* Écho du thème des « imbéciles » – récurrent chez Bernanos – dans le « mort aux cons » de ce docteur en droit qu'était le capitaine Dronne (blog, note précédente) ? Le rapprochement n'aurait pas déplu à l'auteur des Grands cimetières. Ni la forte présence de républicains espagnols (half-tracks Teruel, Ebro, Guadalajara etc) dans l'avant-garde de la 2e DB le 24 août à Paris... Raymond Dronne a publié ses mémoires en 1984 sous le titre Carnets de route d'un croisé de la France libre.
11:26 Publié dans Histoire, Idées | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : histoire
Commentaires
LE PIRE EST LA RÉSIGNATION
> ''En l'état présent du monde, nous préférons mille fois pour notre pays la fureur – ou le désespoir même – à l'apathie et à la complaisance, la flamme à la boue''
Je me souviens d'avoir écrit l'équivalent sur ce blog : "le pire pour moi c'est la résignation, quand on est vaincu moralement, quand on n'aspire plus à autre chose, quand on ne pense même plus qu'autre chose pourrait exister. Une guerre, fut-elle civile, ce n'est pas le pire".
Ce qui m'avait valu d'être accusé de "vouloir la guerre civile" et d'être un "petit bourgeois bien sot qui s'ennuie"
Voilà Bernanos prévenu !
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Écrit par : E Levavasseur / | 22/08/2014
L'HOMMAGE DES RÉPUBLICAINS ESPAGNOLS AU CURÉ DE LA PAROISSE D'ECOUCHÉ
> Historique de la 2e DB, 1944 :
"Le franchissement de la Sarthe à Alençon est un point clé de l’offensive de Patton, qui y lance la 2e DB pour atteindre l'Orne. Une bataille acharnée y oppose les soldats espagnols de la Nueve aux forces allemandes qui libèrent la ville et permettent l’encerclement de fortes unités de la Wehrmacht. La compagnie fut une des unités qui défendit ensuite le terrain face aux contre-attaques allemandes, du 14 au 18 août. Les républicains espagnols, qui avaient vu le prêtre de la paroisse relever les corps au milieu des combats, avant de leur prodiguer la toilette mortuaire, se cotisèrent pour offrir une nouvelle statue de la Vierge à l’église détruite. La statue resta au-dessus de l’autel jusqu’en 1985."
Dans le narthex en ruine de Notre-Dame d'Ecouché, une plaque commémore le combat des Espagnols de la DB et leur déclaration à propos du courage du curé (je cite de mémoire) :
"S'il y avait eu des prêtres comme lui en Espagne..."
Si Bernanos l'a su, il a dû être heureux.
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Écrit par : J. Lloret / | 22/08/2014
@ Lloret
> Oui, ce sont les Français et les Polonais qui terminent victorieusement la terrible bataille de Falaise (comme à Monte Cassino).
(au passage : Montgomery a dit au roi George VI que sans les Français -en l'occurrence la future 2e DB- il n'aurait pu tenir en Tunisie à Mareth)
Jusqu'à 36, l'égoïsme du haut clergé espagnol envers les milieux défavorisés, et aussi envers le bas clergé, est une caractéristique répugnante.
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Écrit par : E Levavasseur / | 22/08/2014
BERNANOS ETC
> Ah, la plume sanguine, nerveuse, du Bernanos essayiste...!
Un autre de ses essais (puisque vous avez aussi cité "Les grands cimetières sous la lune") intéressant à déterrer est "La France contre les robots"; bien que mon goût me porte plutôt sur Bernanos romancier...
Un comptage de la désignation "les imbéciles" par l'auteur dans "Les grands cimetières sous la lune" serait impressionnant. Il montre la pusillanimité, la lâcheté extrême et coupable, la duplicité du haut clergé (de Majorque où il résidait, en l'occurrence).
Et, comme vous le pointez, la méprisante relégation du pauvre et du bas-clergé. Après, si nous nous souvenons que la Guerre d'Espagne débute par l'assassinat de la bagatelle de 4000, a minima, moines et moniales, Franco n'a pas eu à recruter: l'Espagne catholique est venue à lui. Il est bon de souligner que cette abjecte barbarie fut perpétrée par les anarchistes et non par les républicains.
Ce qui explique que quelques-uns d'entre les membres du clergé espagnol surent garder leurs nerfs (on pensent bien sûr au clergé basque ainsi qu'à une partie non négligeable du clergé Catalan, la prestigieuse et rayonnante abbaye de Montserrat en tête pour ce qui concerne les Catalans).
Ce qui explique aussi que des chrétiens bon teint (pensons au protestant André Chamson n'hésitèrent guère à rejoindre les rangs républicains pour y subir le baptême du feu.
Et le Vatican, dans tout ça ?
C'est tout à son honneur, sous l'influence -dit-on- de la pensée théologique de Jacques Maritain, le Vatican n'a pas pris parti pour tel ou tel belligérant lors de la guerre d'Espagne, quoiqu'il s'en dise parfois dans "l'histoire officiellement enseignée".
Pour en revenir à Bernanos, ne croyez pas que le clergé "qui instrumente" ait été absent, outre-Pyrénées, à son époque, en dépit des déflagrations non connues outre-Bidassoa que furent la Révolution française puis, au début du XXème, les lois Combes (à conseiller sur ces dernières, l'ouvrage de Jean Sévillia: "Quand les catholiques étaient hors la loi"). Un roman comme "L'imposture" et sa suite "La joie" mérite d'être exhumé. Et donne à réfléchir, en plus de laisser déguster un talent de plume certain.
Pour revenir au haut-clergé espagnol, il ne faut pas croire que cette rupture haut et bas clergé était de date récente.
Allez, vous voulez un indice ? Voyez le sort qui fut réservé à un des plus grands saints espagnol par sa propre hiérarchie, je parle de Jean de la Croix (ou, quelques siècles plus tôt, François d'Assise) !!
Certes c'était au XVIème siècle pour Juan de La Cruz, mais ceci (cette déconnection agressive) se pratiquait jusque tard, proche de nous dans le monde des gens de robe.
Jean de la Croix (souffrez une légère digression, mes excuses préalables), un parmi les très grands saints, universellement connus, à être encore très lu de nos jours, et peut-être même autant par les non-croyants que par les fidèles: sort qu'il partage sans nul doute avec des saint Augustin, saint Thomas d'Aquin, saint Thomas More et, qui sait ? Du moins j'ose l'espérer sans trop y croire, avec un saint François d'Assise et une sainte Thérèse d'Avila...
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Écrit par : Aventin / | 22/08/2014
UN AUTRE
> En parlant de la 2ème DB, je m'insurge (lol) contre la note précédente qui ne laisse à l'histoire que le nom de Dronne comme libérateur de Paris. J'en connais un autre qui ne démérita pas : http://www.la-croix.com/Actualite/France/La-liberation-de-Paris-etait-un-objectif-politique-international-pour-De-Gaulle-2014-08-19-1193781
JG
[ PP à JG - Je l'ignore d'autant moins que feu mon beau-père (lieutenant à la prise de Berchtesgaden) était sous les ordres de cet "autre", qui vint chasser chez lui dans le Vexin par la suite... ]
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Écrit par : JG / | 22/08/2014
BENASSAR
> Bartolomé Benassar fait remonter le déclin de l'action sociale de l'Eglise d'Espagne aux confiscations de propriétés ecclésiastiques survenues au 19ème s (sous Isabelle, je crois).
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Écrit par : Pierre Huet / | 22/08/2014
BERNANOS PROPHÈTE
> "Notre pays ne saurait demain entrer dans la victoire comme il y est entré le 11 novembre 1918. (...) La liberté de 1944, comme la monarchie de 1814, rentre chez nous derrière les baïonnettes étrangères."
Le parallèle est juste en ce sens où, d'une certaine manière, l'animal politique de Gaulle refait en 1944 le coup magistral de Talleyrand au Congrès de Vienne, asseyant la France défaite à la table des vainqueurs.
Ce coup, de Gaulle le prépare dès juin 40, c'est un aspect essentiel de sa vision : " l'Allemagne perdra la guerre" et "il faut que la France, ce jour-là, soit présente à la victoire". Peu importe la réalité historique pour de Gaulle ou Talleyrand, ce qui compte est la raison politique, qui est la marque principale de leur génie.
Écrivain de génie, Bernanos n'est pas un grand politique à mon avis, peut-être parce qu'il n'accepte ni ne saisit la supériorité immédiate de la raison politique qui fait l'histoire sur le temps court. Bernanos est un génie du temps long, qui est la marque, non pas des visionnaires politiques, mais des prophètes.
Son génie n'est donc pas, à mon avis, dans le commentaire politique, mais dans cette forme de prescience des ressorts profonds de l'âme humaine qui lui permet par exemple de saisir le sort de la modernité sur un temps à trois générations.
C'est manifeste dans "La France contre les robots", qui promet le sort funeste qui est en train de s'accomplir sous nos yeux pour l'homme moderne façonné par la machine, vide d'intériorité et rempli de cupidité et de corruption :
"Le jour où la superproduction menacera d'étouffer la spéculation sous le poids sans cesse accru des marchandises invendables, vos machines à fabriquer deviendront des machines à tuer. (...) L'esprit de spéculation gagnera toutes les classes. Ce n'est pas la spéculation qui va mettre ce monde à bas, mais la corruption qu'elle engendre."
Cette prescience des ressorts profonds de l'âme humaine, y compris dans ses implications collectives, est à mon avis un don de Dieu et c'est là que Bernanos fait fructifier les talents reçus et nous offre la meilleure part de son œuvre monumentale.
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Écrit par : Guillaume de Prémare / | 23/08/2014
DU COURAGE
> Souhaiter la guerre? C'est au mieux se mettre en situation de passivité complice du système, au pire jeter de l'huile sur le feu, en appeler à une sorte de guerre sainte, aux vertus purificatrices, ce qui n'a jamais été vérifié par l'histoire, au contraire.
La victoire de 45 ne nous a pas sorti de la boue de notre médiocrité plus ou moins intéressée. C'est trop facile. Non, c'est maintenant,là, en cette seconde, qu'il nous faut, chacun, nous élever en nous-même pour rejeter tout esprit de collaboration avec la sottise qui, oui, tue depuis déjà longtemps, et de préférence les plus faibles d'entre-nous. La guerre est déjà là, et nous sommes de facto déjà des collabos tant que nous n'entrons pas en résistance.
Comment? Concrètement, cela commence par l'exercice quotidien du courage. C'est illusion confortable que de croire que, si je suis médiocre aujourd'hui, c'est parce que les occasions nobles manquent, mais que le franchouillard en moi se réveillera héros au sifflement des balles. Le bad boy qui, par le sacrifice héroïque de sa personne transfigurée, sauve le monde et opère par cet acte sacrificiel sa propre rédemption, c'est du lourd scénario hollywoodien, pour maintenir les bouffeurs de chips vautrés devant leurs écrans dans l'illusion que, puisque ce n'est dans ce monde, du moins dans l'autre, celui derrière l'écran, ils sont élus. Les Américains ne sont pas moins belliqueux que feu les Nazis, juste ils usent avec plus d'efficacité des vertus dormitives de la propagande. C'est à un point qu'ils nous faut faire effort pour nous maintenir en éveil face aux horreurs perpétrées par les terroristes fous d'Irak ou d'ailleurs. Encore quelques semaines,que dis-je, quelques jours? et nous serons retombés dans nos ronronnements de ronchons: la rentrée, ses factures et les bouchons du périphérique sous le ciel gris.
Je ne souhaite pas d'autre guerre que celle à mener, chacun, en nous, contre notre propre tiédeur, pour nous maintenir en éveil, physique, intellectuel et spirituel.
Cela passe ainsi je pense, par l'ascèse joyeuse du sport et de toute activité manuelle: d'humble, éprouvante et éducative soumission à la matière; par la faim de qui se vit ignorant: bienheureuse faim qui réveille le désir de connaître, quand les fausses certitudes (à commencer par celle que tout est relatif) assomment de leurs suffisances; par la soif de l'âme mendiante: âme appelée à devenir non une consommatrice munie de ses cartes de fidélité à telles et telles enseignes, mais "comme une biche qui désire l'eau vive".
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Écrit par : Anne Josnin / | 23/08/2014
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